Par Bleck D Desroses, professeur de Géopolitique
Depuis le Moyen Âge, la maîtrise de l’espace maritime s’impose comme un enjeu géopolitique majeur dans la construction et la projection de la puissance des États. Elle constitue aujourd’hui encore un élément fondamental des stratégies de sécurité nationale. Le contrôle des mers ne relève pas uniquement de la souveraineté juridique, mais repose sur l’articulation entre un renseignement stratégique efficace et une marine moderne, capable de répondre à la recomposition des rapports de force à l’échelle régionale, continentale et aux défis de la mondialisation.
La marine constitue à la fois un instrument de surveillance, de dissuasion et de projection de la souveraineté nationale. En contrôlant les espaces maritimes, la marine empêche le trafic illicite d’armes, de munitions, de stupéfiants et d’êtres humains, tout en sécurisant les routes commerciales indispensables à la croissance économique. Comme l’affirme l’historien et stratège naval Alfred T. Mahan, « la puissance maritime est un facteur déterminant dans la grandeur et la prospérité des nations ». Plus de 80 % des échanges mondiaux transitent par voie maritime, faisant des océans des espaces stratégiques majeurs (CNUCED :2024).
Il est alors évident que le contrôle de la mer est intimement lié au commerce international et au développement économique. Les théoriciens de la thalassocratie sont tous d’avis que la maîtrise des mers confère un avantage décisif sur les plans économique, politique et militaire. Un État qui ne contrôle pas ses côtes sera sans cesse exposé aux actions criminelles surtout s’il est localisé dans une zone stratégique où se développe l’économie occulte. « La maîtrise de la mer ne signifie pas l’occupation permanente des eaux, mais la capacité d’en interdire l’usage à l’ennemi tout en le garantissant à soi-même » (Julian Corbett :1911).
Ainsi, la mer n’est pas seulement un espace géographique, mais un véritable champ de pouvoir et un levier de sécurité nationale. Haïti, en tant que ‘’ Heartland de l’Arc antillais ‘’ occupe une position géostratégique sensible dans la mer des Caraïbes. Située à proximité de la Colombie au Sud-est — l’un des principaux foyers de production de cocaïne — et non loin des Bahamas au Nord-ouest, qui constituent une porte d’entrée vers les États-Unis d’Amérique, notre pays se trouve au cœur des routes maritimes des activités criminelles et occultes. Cette position l’intègre de facto dans ce que plusieurs analystes appellent le « triangle de la drogue » caribéen, reliant l’Amérique du Sud, les Caraïbes et l’Amérique du Nord.
Dans cette aire géographique, les trafics de drogues sont prépondérants. Selon l’ONUDC, dans cette zone, 93% des flux illicites régionaux de stupéfiants transitent par voie maritime. La mer est notamment le vecteur privilégié par les trafiquants dans l’arc caribéen pour les trafics intra-régionaux, comme entre l’Équateur et le Chili, mais aussi pour des destinations plus lointaines telles que l’Europe et le golfe de Guinée. La majorité des trafics emprunte toutefois des routes sud-nord, à destination des États-Unis (Virginie Saliou :2023)
L’absence d’une politique maritime et d’une marine moderne sinon opérationnelle a transformé les côtes haïtiennes en zones de vulnérabilité extrême. Les groupes criminels exploitent cette faille pour importer des armes et des munitions, renforcer leur puissance, consolider leur emprise territoriale et y créer le chaos sécuritaire par le contrôle de 114 km de côtes de Gressier à St-Marc. En ce sens Raymond Aron croit que : « la sécurité d’un État repose autant sur la maîtrise de ses frontières maritimes que terrestres ». Abordant le problème sous un angle socio-économique, Barry Buzan affirme que « la sécurité nationale ne se limite pas à la dimension militaire, mais englobe aussi les dimensions économiques, sociétale et politique ».
Il est alors évident que l’inexistence d’une politique de contrôle des eaux maritimes en Haïti alimente directement l’insécurité terrestre. Pour sa sécurité et pour son développement, Haïti doit impérativement élaborer et mettre en œuvre une véritable politique de la mer. Celle-ci devrait reposer sur plusieurs axes stratégiques : la reconstruction d’une marine nationale efficace adaptée au besoin sécuritaire, la surveillance permanente des eaux territoriales, la coopération régionale et internationale, ainsi que l’intégration de la dimension maritime dans la planification globale de la sécurité nationale. « La puissance maritime moderne ne se réduit pas aux navires de guerre, mais inclut la gouvernance des espaces maritimes et la protection des flux économiques » (Geoffrey Till :2018) .
Le contrôle maritime permettrait non seulement de freiner les activités des gangs par la mer, mais aussi de démanteler les réseaux de trafic qui alimentent l’économie criminelle installée dans les zones côtières. Une marine crédible exercerait un effet dissuasif sur les acteurs criminels et renforcerait la souveraineté de l’État sur l’ensemble du territoire, y compris maritime. De plus, la sécurisation des ports et des côtes favoriserait les investissements, le commerce et le développement de l’économie bleue : pêche, transport maritime, tourisme.
En définitive, la mer représente pour Haïti à la fois une zone de vulnérabilité et une opportunité stratégique. Sans politique maritime, elle reste une porte ouverte au crime transnational. Avec une vision claire et des moyens adaptés, elle peut devenir un levier central de sécurité, de stabilité et de développement durable. Comme le rappelle Mahan : « la maîtrise de la mer est le facteur déterminant (…) de la sécurité des États ». Pour Haïti, la conquête sinon la reconquête de l’espace maritime est donc une condition essentielle pour le redéploiement de la puissance de l’État et la restauration de la sécurité publique.
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